Comment en était-il arrivé là. Comment ? Quelle question. Lenz se la posait souvent. Qu’est-ce qu’il avait fait pour foirer à tel point. Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter ce qui lui tombait dessus. Qu’est-ce qu’il avait fait pour
en arriver là. L’Unique devait en avoir après lui, il avait dû tirer trop souvent les cartes de la malchance à chaque choix qu’il avait fait. Parfois on lui disait que ça passerait, que ce n’était qu’un mauvais moment à subir pendant un temps, et puis que tout irait mieux. Mais à chaque fois qu’il tentait d’y croire un peu, la réalité revenait lui foutre de grands coups de batte dans la gueule.
Des coups de batte, ou des coups de poing. Ou de pied. C’était du pareil au même, dans sa situation, de toute façon. Trop de personnes ne semblaient pas vouloir respecter la règle du “on ne tape pas les handicapés”. Ou peut-être juste l’avaient-il modifié, simplement, en “on ne tape pas
gratuitement les handicapés[/i]”. Mais si les handicapés venaient chercher, alors il n’y avait raison de les épargner. Probablement.
Pourtant, quand Lenz se mêlait des affaires des autres, il n’avait pas l’impression de
chercher. Pour lui c’était normal, prévenir d’un danger imminent, d’un comportement à risque, c’était dans sa formation, il fut un temps où il était payé pour ça. Mais si à l’époque on le respectait, c’était surtout parce qu’il avait un insigne. Il n’a plus rien maintenant, si ce n’est son tempérament de justicier du dimanche. On a plus à le respecter, les gens ne prennent plus de risques à ne pas l’écouter, mais ça, il n’arrivait pas à le faire rentrer dans sa petite tête. Oui, ça partait d’une intention. Mais non, ce n’était pas bienvenu, de faire une pseudo morale à des gosses, dans la rue, pour leur rappeler de ne pas traîner dehors après le couvre feu.
Il n’avait pas voulu lâcher les gosses. Il se sentait utile à la société. Il se sentait important, comme s’il allait leur sauver la vie. Mais cette confiance en lui était bien redescendue, et il s’était transformé, en même pas quelques minutes, en une véritable demoiselle en détresse. Il se rendait compte de son erreur, mais bien trop tard. Il se disait que c’était pour
ça, qu’il ne sortait plus. Parce qu’à chaque fois qu’il mettait un pied dehors, les monde le prenait pour son bouc émissaire. Ah, si seulement il comprenait que le problème venait de lui, que le monde n’avait pas besoin de son aide ni de ses remarques bien pensantes, que les gens n’avaient pas besoin de son aide et qu’il n’avait, de toute façon, aucune à offrir à qui que ce soit.
Si, de toutes les personnes, il y en avait bien une qui avait besoin d’aide, c’était lui. Mais il n’en voulait pas. Quand on lui en proposait, il la refusait, parce qu’il était bien trop fier encore, parce qu’il ne voulait pas montrer à quel point il était une victime. Mais quand bien même, il y avait des fois où il fallait ravaler son orgueil et laisser les autres nous venir en aide. On ne pouvait pas toujours passer au dessus de tous les obstacles, seul, sans s’ouvrir à la bienveillance des autres. Tout particulièrement quand on s’appelait Lenz.
C’était donc comme ça
qu’il en était arrivé là. Sur le pas de sa porte, accompagnée d’une jolie jeune femme. Si pour la plupart des hommes de son âge cela aurait crié victoire, pour lui ça criait plutôt défaite. Il avait été la demoiselle en détresse, elle avait été le preux chevalier en armure. Il était rongé par la honte, mais ne pouvait s’empêcher d’être reconnaissant, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Elle lui avait peut-être sauvé la vie. Peut-être pas. Mais c’était sûr qu’elle lui avait évité un voyage à l’hôpital.
Puis elle l’avait raccompagné chez lui. Il ne savait pas trop pourquoi elle faisait ça. Il ne savait pas ce qu’elle avait à y gagner. Et même si elle faisait ça par pure bonne volonté, il n’arrivait pas à comprendre non plus. Mais il n’avait pas dit non. Il s’était laissé escorter. Comme un chiot perdu qu’on ramènerait à ses maîtres.
Argh.
Il avait planté les clefs dans la serrure de son appartement, tournant le dos à celle qui avait empêcher sa soirée de tourner au désastre. Il ne pouvait pas laisser partir. Elle ne semblait pas être le type de personne à vivre dans le coin, et la terrible heure du couvre feu approchait beaucoup trop pour qu’il ait la conscience tranquille en la laissant s’en aller. Et puis, il pouvait bien faire ça pour elle, non ? Un hébergement spontané contre un sauvetage in extremis, ça semblait être un échange légitime.
Il s’adressa alors à la jeune femme, juste avant de tourner la clef pour ouvrir sa porte. «
T’as qu’à rester là cette nuit. A part si tu peux rentrer chez toi en neuf minutes chrono. » Il s’était un peu retourné pour lui montrer l’écran de son téléphone, sur lequel était indiquée l’heure, parfaitement lisible sur le fond d’écran noir que Lenz n’avait jamais pris le temps de changer depuis l’acquisition de l’appareil. Neuf minutes avant le couvre feu, c’était bien ce qu’il y avait d’indiqué, il ne lui mentait pas. Pourquoi mentirait-il, de toute façon.
Au final, il avait ouvert sa porte, la poussant mollement pour s’engouffrer dans l’entrée de son appartement. Au moins il avait laissé les fenêtres ouvertes en partant et l’habituelle odeur de renfermé humide s’était estompée. Il enlevait sa veste pour l’accrocher au porte manteau, sans lancer de regard à son «invitée». «
Tu peux prendre la chambre, les draps sont propres. C’est au fond à droite. » Il avançait ensuite vers son salon, sans se presser, laissant la porte ouverte pour permettre à la jeune femme de le suivre, espérant au moins qu’elle aurait l’intelligence de la ferme derrière elle.